Pierre Corneille, Le Menteur, Acte V, scène 6 - Extrait

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CLARICE.

Mais enfin vous n’avez que mépris pour Clarice ?

DORANTE.

Mais enfin vous savez le nœud de l’artifice,
Et que pour être à vous je fais ce que je puis.

CLARICE.

Moi-même à mon tour je ne sais où j’en suis.
Lucrèce, écoute un mot.

DORANTE, à Cliton.

Lucrèce ! que dit-elle ?

CLITON, à Dorante.

Vous en tenez1, monsieur, Lucrèce est la plus belle,
Mais laquelle des deux, j'en ai le mieux jugé,
Et vous auriez perdu si vous aviez gagé.

DORANTE, à Cliton.

Cette nuit à la voix j’ai cru la reconnaître.

CLITON, à Dorante.

Clarice sous son nom parlait à sa fenêtre,
Sabine m’en a fait un secret entretien.

DORANTE, à Cliton.

Bonne bouche2, j’en tiens, mais l’autre la vaut bien,
Et comme dès tantôt je la trouvais bien faite
Mon cœur déjà penchait où mon erreur le jette.
Ne me découvre point, et dans ce nouveau feu

Tu me vas voir, Cliton, jouer un nouveau jeu.
Sans changer de discours changeons de batterie.

LUCRÈCE, à Clarice.

Voyons le dernier point de son effronterie.
Quand tu lui diras tout, il sera bien surpris.

CLARICE, à Dorante.

Comme elle est mon amie, elle m’a tout appris,
Cette nuit vous l’aimiez, et m’avez méprisée.
Laquelle de nous deux avez-vous abusée ?
Vous lui parliez d’amour en termes assez doux.

DORANTE.

Moi ? depuis mon retour je n’ai parlé qu’à vous.

CLARICE.

Vous n’avez point parlé cette nuit à Lucrèce ?

DORANTE.

Vous n’avez point voulu me faire un tour d’adresse ?
Et je ne vous ai point reconnue à la voix ?

CLARICE.

Vous dirait-il bien vrai pour la première fois ?

DORANTE.

Pour me venger de vous j’eus assez de malice
Pour vous laisser jouir d’un si lourd artifice,
Et vous laissant passer pour ce que vous vouliez
Je vous en donnai plus que vous ne m’en donniez.
Je vous embarrassai, n’en faites point la fine,
Choisissez un peu mieux vos dupes à la mine,
Vous pensiez me jouer, et moi je vous jouais,
Mais par de faux mépris que je désavouais,
Car enfin je vous aime, et je hais de ma vie
Les jours que j’ai vécus sans vous avoir servie.

Pierre Corneille, Le Menteur, Acte V, scène 6


1. Vous en tenez : vous êtes dupé.
2. Bonne bouche : tais-toi, garde le silence. 

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